Le blog de Julien Arbez

19/09/2025

Après deux mois en compagnie des Crossopes aquatiques

Il fait chaud... Trente degrés environ, c’est déjà beaucoup trop pour un jurassien. Dans mon dos, une petite brise fait danser la forêt qui se reflète à la surface de l’eau. Entre les nénuphars barbotent deux foulques silencieuses. De temps à autre, la grande aeschne qui surveille les environs, prend en chasse une autre libellule avant de revenir à la queue du lac. Devant moi, le ruisseau qui s’écoule et rebondit par-dessus les grosses pierres calcaires est à l’ombre. Les hêtres et les épicéas qui le bordent apportent une fraicheur relative toute bienvenue. La sécheresse des jours derniers continue d’amaigrir le ruisseau dont la rumeur se fait de moins en moins en moins bruyante. Il disparait même entre une mini-cascade et une vasque d’eau. La mousse verte qui recouvre par endroits les blocs rocheux donne quelques couleurs au calcaire tantôt sec et blanc, tantôt humide et foncé. Soudain je pense avoir discerné un mouvement entre les cailloux. Mes yeux se figent, doucement j’approche l’appareil de mon œil. Je suis hyper concentré. Quelques secondes passent... Elle est là ! un tout petit animal sort d’un trou de la berge encaissée et plonge dans l’eau claire. Je le vois fouiller frénétiquement sous l’eau les sédiments du fond, l’arrière-train en l’air. De la taille d’une petite souris, il parait gris, presque d’un gris brillant métallique. Il resort après cinq secondes, comme une flèche, et regagne un petit endroit abrité de la rive. La musaraigne aquatique est en chasse. C’est parti mon kiki, à moi de jouer.

crossope aquatique ruisseau jura

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crossope aquatique

crossope aquatique

J’aime photographier des sujets peu recherchés, comme les limaces, les orties, les tiques. Non pas que ce soit mon esprit de contradiction qui parle, mais pour considérer toute la palette du sauvage et me sentir une espèce pari tant d’autres.

crossope aquatique

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crossope aquatique

Depuis cette nouvelle rencontre cet été, j’ai lu tout ce qui était en ma possession sur cette espèce peu connue. La crossope aquatique et une proche cousine de la crossope de Miller, une autre musaraigne qui affectionne les milieux humides, mais qui semble chasser moins souvent dans l’eau. Toutes deux (une étude ADN suggère même la présence de trois espèces de musaraignes aquatiques en France) ont une salive toxique, sont adaptées à la nage (elles ont des poils qui agissent comme des pagaies aux pieds et souvent à la queue), et sont hyperactives : leur cœur bat plus de 1000 fois par minute et un individu doit manger l’équivalent de son propre poids chaque jour pour survivre. Tenez-vous bien ! Une musaraigne aquatique a la capacité, fait unique dans le monde des mammifères, de voir son squelette, crâne y compris, et ses organes vitaux diminuer de taille à l’approche de l’hiver pour diminuer les besoins énergétiques en période de moindre nourriture.

crossope aquatique

crossope aquatique

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crossope aquatique ruisseau

Malgré ces quelques connaissances, la bibliographie sur cet animal pourtant protégé et sur la liste rouge des vertébrés de Bourgogne Franche-Comté est très limitée. J’ai échangé avec divers spécialistes, par mail et par téléphone, d’abord pour avoir confirmation de l’espèce, puis pour partager mes observations au fur et à mesure de mes sorties.

crossope aquatique torrent

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crossope aquatique cherche nourriture

crossope aquatique ruisseau

Si observer la crossope aquatique est une chance, la photographier est un défi ! J’ai consacré mes premiers affûts au repérage et j’ai alors tenté mes premières images.

Difficulté numéro 1 : repérer l’animal. Dans le mouvement de l’eau, il est difficile de remarquer une toute petite bête ! Parfois je crois l’avoir vue, ce n’était qu’une illusion. Ou alors c’était bien elle, mais elle n’est pas ressortie à l’endroit espéré. Les doutes s’empilent au gré des journées. Je dois être en permanence concentré, j’ai rarement fait d’affûts aussi fatigants ! Au fil des sorties, j’ai appris à connaitre et reconnaitre les passages convoités et les rochers appréciés. Lorsque la musaraigne entre dans ce trou, elle ressort par celui-ci... quand elle vient derrière cette cascade, elle croque sa proie sur cette pierre-là...

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crossope aquatique neomys nage

crossope aquatique neomys chasse

crossope aquatique neomys chasse

Difficulté numéro 2 : l’animal ne s’arrête jamais. ou presque. Lorsqu’il s’arrête, c’est pour casser la croûte après une plongée réussie ou une chasse sur un rocher, avant de repartir comme une flèche entre les pierres ou plonger à nouveau et remonter le courant. Et les repas sont pris sur le pouce. Deux secondes, trois ou quatre quand la proie est grosse et que le petit prédateur prend tout son temps !

crossope aquatique neomys nuit

crossope aquatique neomys plonge

musaraigne aquatique neomys jura ruisseau

musaraigne aquatique neomys rochers

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musaraigne aquatique neomys fodiens photographies ruisseau

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Difficulté numéro 3 : le manque de lumière. Si seulement la musaraigne chassait dans le lac voisin, ensoleillé une bonne partie de la journée ! Mais non, elle a choisi ce ruisseau ombragé, creusé dans la roche, bien à couvert de la végétation. Merci l’EOS R6 mark II pour tes prouesses en hautes sensibilités ! Impossible quasiment de travailler en-dessous de 8000isos. Le plus souvent, je suis à 16000, même à 20000isos, et à pleine ouverture ! Même avec une sensibilité aussi haute, je ne parviens pas à fermer le diaphragme pour me donner une marge d’erreur lors de la mise au point. Les sauts, les plongeons, les chutes sont pour ainsi dire impossible à photographier. A moins d’un monstrueux coup de bol, ce qui n’est pas exclu ma fois !

musaraigne aquatique neomys fodiens odorat

musaraigne aquatique neomys fodiens photographies ruisseau

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musaraigne aquatique neomys fodiens nage

Difficulté numéro 4 : le terrain accidenté. En soi, un terrain cabossé permet des prises de vues variées, c’est plutôt une chance. Et puis c’est parce que le terrain est accidenté que la musaraigne y a élu domicile. Les rochers et racines sont autant de planques qui la protègent de la vue des prédateurs. Mais quand il s’agit se devoir se mettre à la hauteur de l’animal pour avoir des premiers plans et arrières plans flous, attention les positions ! Argh ! un rocher qui me fait tordre la jambe ! Aou ! un bloc pointu me rentre dans les reins... A l’affût des musaraignes, je ne fais pas de sport mais qu’est-ce que je me dépense !

musaraigne aquatique neomys fodiens photographies ruisseau

musaraigne aquatique neomys fodiens vibrisses

musaraigne aquatique neomys fodiens photographies ruisseau

Et puis il y autres difficultés, qui rendent les photos réussies plus jolies : le niveau d’eau qui change au gré de la météo, les orages d’été qui me font dégouliner de temps à autre, et cerise sur le gâteau, le passage des randonneurs à 20m de là. J’ai laissé pour eux sur le chemin une petite feuille de papier sur laquelle j’ai écrit : "Bonjour, chuuuut ! je fais un affût aux musaraignes. Elles sont farouches. Merci de ne pas rester trop longtemps près de moi. Je ne peux pas parler ! Bonne journée !". Et ce panneau a bien fonctionné puisque je n’ai plus eu à répondre aux questions des badauds interloqués... Non pas que je ne veuille pas, mais les animaux semblent assez sensibles aux bruits proches. Désolé les curieux, mais c’est une difficulté en moins !

musaraigne aquatique neomys fodiens crues

musaraigne aquatique neomys fodiens photographies ruisseau

musaraigne aquatique neomys fodiens grimper

Mes premières images sont purement documentaires (prise de vue en plongée, pas de recherche de cadrage), je suis déjà content d’avoir pu les faire. De jours en jours, je m’améliore. C’est que je connais mieux la bête, ou plutôt les bêtes. Car elles sont plusieurs à avoir élu domicile dans ce ruisseau de montagne. Au moins quatre, peut-être même 5 ou 6. Ça ne semble pas une portée puisque durant 8 semaines, j’en vois toujours autant. J’ai ma petite préférée, "la vieille". Je ne sais pas son âge, mais elle a des moustaches toutes frisées qui lui donnent un air de mamie. Ou de papi. C’est elle qui prend le plus le temps, si j’ose dire. C’est elle qui me permet de mieux cadrer, car quand elle arrive, je sais qu’elle restera un moment. Parfois, deux musaraignes se rencontrent et c’est inévitablement la bagarre. C’est le seul moment où je les entends pousser des cris. Des cris très aigus qui, comme les observations, me font douter parfois de mes sens. Alors il s’ensuit une course-poursuite impressionnante de rochers en rochers. Je n’arrive pas à comprendre comment elles peuvent aller aussi vite sur un terrain pareil sans finir la tête dans un caillou. La nuit (oui j’ai fait des affûts de nuit sous la lumière d’un projecteur !), elles semblent davantage entrer en contact car je les entends plus souvent.

musaraigne aquatique neomys fodiens photographies ruisseau

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J’apprends également à connaitre leurs heures de prédilection : bien que pas mal d’ouvrages les citent comme des animaux nocturnes, elles chassent à toute heure mais ont une nette préférence pour les 3 heures de la fin de journée. Surtout en temps de canicule me semble t-il.

musaraigne aquatique neomys fodiens photographies ruisseau

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musaraigne aquatique neomys fodiens crue écume

Je n’arrive toutefois pas à identifier les proies qu’elles grignotent, mis à part quelques mollusques. Par curiosité, j’ai donc fait une pêche dans le ruisseau pour voir quels insectes aquatiques étaient présents. Quelques rares gammares, pas mal de larves de simulies, de petits bivalves, des sangsues... Toutes les 8 ou 9 secondes environ, elles plongent fouillent, remuent des pierres parfois aussi grosses qu’elles avec une vigueur inlassable. Elles semblent effectivement avoir toujours faim ! Lorsqu’elles sortent de l’eau, les gouttes perlent sur leur joli pelage noir e blanc qui semble aussitôt sec. Parfois, une perle d’eau reste sur leur tête comme un bijou en équilibre !

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De semaine en semaine je travaille les couleurs, les premiers plans, les "décors". Entre début juillet et début septembre, j’ai fait une vingtaine de sorties, totalisant 120h d’affût. Un jour, j’ai même fait une sortie de 19h! Donc forcément, j’ai fait de belles observations, comme des marquages de territoires au sommet de grosses pierres, des bonds impressionnants, deux "chipages" de feuilles mortes emmenées dans une cavité (un nid était sans doute à proximité sous les racines d’un arbre de la rive), des séances de grattage et de toilettage... j’ai plus appris sur le terrain que dans les documents trouvés sur le net ou dans ma bibliothèque.

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J’ai vu le troglodyte venir chasser sur les rives, les libellules me rendre visite, un rouge-gorge grandir durant l’été, des bergeronnettes des ruisseaux hocher leur queue, un épervier passer à quelques mètres de moi... au ciné des crossopes, je ne me suis jamais lassé. Durant deux bons moins, j’ai vécu musaraignes. J’ai pensé musaraignes, je me suis organisé pour les musaraignes, j’ai même rêvé musaraignes ! 

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La Musaraigne aquatique est vraiment fascinante, et ses observations resteront un moment fort de ma vie de naturaliste. J’espère retrouver mes petites préférées cet hiver quand le ruisseau et le lac auront gelé, quand le décor aura changé. Chers amateurs de vie sauvage, je vous souhaite de pareilles émotions que celles que j’ai pu avoir quand, les pieds dans l’eau, je partageais quelques brins de vie des musaraignes aquatiques.